lundi 8 juin 2009

les films français contemporains sur l’école

Depuis le documentaire de Nicolas Philibert Etre et avoir (France, 2000), seules trois fictions on traité le sujet du collège en France : L’Esquive (Abdellatif Kechiche, 2004), L'École pour tous (Éric Rochant, 2006), et La journée de la jupe (Jean-Paul Lilienfeld, 2009). On peut donc affirmer que le sujet intéresse peu le cinéma. Aux Etats-Unis, notons que Michael Moore s’intéresse, mais par le biais de la vente d’armes, au collège de Colombine dans Bowling for Columbine (2002), et que Gus Van Sant traite le même sujet dans Elephant (2003).

D’où vient l’intérêt de Cantet pour le sujet de l’école et l’envie de faire un film qui n’en sortira pas du tout ? Cette envie vient d’abord, avoue-t-il , de la curiosité de connaître l’univers dans lequel évolue ses enfants, et dont il n’est pas facile de connaître les détails, les adolescents aimant préserver une partie de leur vie à leurs parents, et les professeurs se protégeant du regard parfois un peu méprisant ou condescendant du reste de la société en se taisant sur la réalité de leur vie professionnelle. Et puis il a l’idée de se pencher une fois de plus sur un microcosme, qui selon lui peut porter en lui les échos de questions qui balayent l’ensemble de la société. Son propos n’est pas de montrer comment ça se passe dans tous les collèges aujourd’hui en France, mais plutôt de s’attacher à des personnages qui ne sont jamais exemplaires, mais dont les réactions portent une certaine universalité.
Si l’institution scolaire intéresse Cantet, c’est qu’elle est aime-t-il à marteler « une caisse de résonance, un lieu traversé par les turbulences du monde ». Il use aussi de la métaphore de la boîte noire, pour évoquer un espace fermé et dérobé aux regards, mais aussi chambre d’enregistrement.
Enfin l’intérêt de Laurent Cantet pour l’école réside dans le fait qu’elle est un lieu de spectacle en soi. Non seulement l’enseignant a une pratique qui implique tout le corps et toutes les capacités d’improvisation, mais aussi les élèves sont en perpétuelle représentation, dans l’idée de jouer le rôle qu’ils se sont assignés (l’élève sérieux, le cancre, le bavard, le timide,…).

à la suite d’autres films qui portent la même ambiguïté

Les œuvres de cinéma à mi-chemin entre fiction et documentaire existent bien avant ELM. Dès les années vingt et les années trente, les films documentaires de Robert Flaherty entretiennent cette ambiguïté : Nanouk est littéralement mis en scène, et l’Homme d’Aran est « interprété » puisque Flaherty compose une fausse famille. Déjà Toni, en 1939, film où les rêves de réalisme de Jean Renoir aboutirent, faisaient naviguer le spectateur entre la fiction de la diégèse et la réalité de l’immigration italienne montrée en son direct, décors naturel et dans le milieu concerné.
En Italie, Visconti s’accommoda d’un tel mélange dans La terre tremble en 1948. Ce film, qui raconte l’histoire d’une famille de pêcheurs siciliens qui se révoltent contre l’exploitation des marchands grossistes de poissons, contient en lui une hybridité, bien avant le tournage. En effet il était au départ à la fois conçu pour être un documentaire de commande pour le parti communiste italien qui devait porter sur la condition prolétarienne, et à la fois conçu comme une adaptation du roman de Verga I Malavoglia. Cette hybridité, présente dans l’œuvre, malgré l’évolution du projet, notamment au cours du tournage qui se prolongea plus d’une année, fut responsable à la séance de présentation du film, selon les propos de Georges Sadoul qui y assista à Venise, à une véritable « bataille d’Hernani » entre détracteurs et admirateurs. Ce qu’on voyait à l’écran était-il vrai ou artificiel ? Etait-ce une fiction, ou un documentaire ? Le film d’un homme engagé politiquement et socialement à gauche, ou d’un aristocrate au goût du spectacle formel ? Les personnages étaient ils les pécheurs d’Aci Trezza d’alors ? Où donc étaient passés ceux inventés par un romancier du XIXème ?
Un certains nombre de ces questions n’ont-elles pas trouvé un écho dans les débats suscités à la sortie d’ELM ?


La terre tremble, Luchino Visconti.

En 1948, André Bazin s’empare du sujet pour pointer la méthode quasi documentaire de Visconti : « ses pêcheurs sont de vrais pêcheurs » qui s’expriment en dialecte, l’action « renonce volontairement aux séductions dramatiques » , « s’intéresse aux choses elles-mêmes », et les décors, les extérieurs en plein air filmés sous la pluie et même
en pleine nuit, ou bien les intérieurs de maisons de pêcheurs, sont réels. Mais très vite aussi, comme si cela était jusque là incompatible avec le documentaire, il met en avant les prouesses techniques et la qualité photographique des images de La terre tremble. Pour Bazin, le projet de Visconti, se rapproche du Farrebique de Rouquier (1945), et en même temps son style, est proche du Citizen Kane de Welles (1940), notamment dans l’utilisation de la profondeur de champ. « Les images de La terre tremble, écrit-il, réalisent le paradoxe et le tour de force d’intégrer au réalisme documentaire de Farrebique le réalisme esthétique de Citizen Kane. »Il est vrai que c’est sans doute la première fois qu’un film associe à ce point la forme et le fond, une esthétique de la lumière et une vérité quasi documentaire. Pensons à ces plans où une silhouette féminine vêtue de noir se détache dans l’encadrement d’une porte ou d’une fenêtre, parfois dans un clair-obscur, parfois écrasée de soleil, faisant penser à des tableaux tantôt de Rembrandt, tantôt de Modigliani ou de Léonard de Vinci. C’est sans doute la première fois qu’un film est allé si loin dans l’association de la recherche picturale et de l’authenticité du propos, l’évocation de la lutte des classes. Et le résultat de cette étonnante vision où s’entremêlent fiction, au premier plan, et documentaire, à l’arrière plan, à l’intérieur d’un même film, d’un même plan, grâce au pouvoir de la profondeur de champ, est l’universalisation du propos. Les héros, au destin tragique, deviennent exemplaires des victimes, partout où l’homme exploite l’homme.
Cette fiction à l’allure fortement documentaire et le reste du néo-réalisme italien ont fortement modifié la manière de faire et de voir le cinéma. Les films néo-réalistes ont influencé la Nouvelle Vague française, en inculquant l’idée qu’un film, même de fiction, quoiqu’on fasse, est toujours un documentaire de son propre tournage. Il reste quelque chose de cette idée dans le projet d’ELM.

En 1985, en France, Agnès Varda dans Sans toit ni loi mêle un scénario fictionnel et de nombreux éléments documentaires issus de ses conditions de tournage sur place. Elle utilise des actrices professionnelles, Sandrine Bonnaire et Macha Méril, mais les confronte à des amateurs et des figurants qui jouent leur propre rôle (les bergers, l'ouvrier marocain). Varda comme Cantet dans ELM, offre une représentation radicale des mécanismes d'exclusion à l'œuvre.
Route one USA (Robert Kramer, 1989) se présente comme un carnet de route du cinéaste et de son ami, Doc (personnage fictif), une errance à travers les Etats-Unis mêlant portraits documentaires et fiction de l’auteur.
Ces films mettent en exergue le flottement des frontières entre fiction et documentaire, entre invention et réalité. L’invention de la fiction est un puissant moyen de parler de la réalité du monde.


Dans une autre veine, celle du faux documentaire, on trouve une série de films dans lesquels la caméra à l’épaule, malmenant par moment l’image, signifie que l’image provient non pas de la caméra du cinéaste, mais d’un caméraman de reportage pour la télévision, ou d’un documentariste distinct du véritable réalisateur.
Ainsi par exemple, l’américain Peter Watkins, en 1971, montre une équipe européenne de documentaristes (on ne les voit pas à l’image) qui filment les contestataires du gouvernement américain de Nixon et autres opposants à la guerre du Vietnam. Ces derniers sont jugés de manière expéditive, condamnés à de lourdes peines, mais font le choix d’échanger leur peine contre un séjour à Punishment Park, un parc d'entraînement pour les policiers anti-émeutes et les militaires américains.
C'est arrivé près de chez vous est aussi un faux documentaire belge, en noir et blanc de Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoit Poelvoorde sorti en 1992. Ce portrait d’un tueur fictif, bien trop exagéré pour qu’il puisse paraître vrai, est dirigé par Rémy (interprété par Rémy Belvaux) qui interroge Ben (Benoît Poelvoorde), le tueur, sur sa « vie professionnelle », comme le ferait le journaliste d’une émission télévisée. Ce film interroge le voyeurisme.
Plus récemment, en 2008, REC (Paco Plaza et Jaume Balagueró), montre Angéla, une jeune journaliste de Barcelone accompagnée de son caméraman, qui relate le quotidien des travailleurs de nuit. Ils se retrouvent coincés dans un immeuble mis en quarantaine par les autorités. Ici la caméra portée et malmenée a pour conséquence de faire croire à la réalité des images proposées et d’imposer l’angoisse. Un peu comme dans les films Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chain Saw Massacre, Tobe Hooper, 1974), ou Le projet Blair Witch (The Blair Witch Project, Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999), les images présentées brut de décoffrage produisent à très peu de frais l’effroi. L’effet vidéo amateur constitue une désorientation du spectateur qui voit uniquement ce que les personnages du film voient, et lui fait croire à l’authenticité du film.

jeudi 4 juin 2009

Le conseil de discipline




La séquence du conseil de discipline, à 1h45 minutes du début du film, est le point d’acmé de cette narration. Construite en 41 plans, elle dure huit minutes . Le statut particulier de cette séquence est tout d’abord décelable dans le traitement de l’image. Ensuite les enjeux de cette scène sont particulièrement forts. Et enfin, c’est le moment où le film s’éloigne le plus de la « vérité documentaire » qu’on lui a d’emblée attribuée.
Les plans sont plus longs que dans le reste du film (en moyenne entre 5 et dix secondes). Ainsi le premier plan de la séquence qui commence sur le décor du CDI aménagé théâtralement en petit tribunal pour l’occasion, dans lequel les personnages vont entrer un à un, s’étire sur une minute. Les derniers plans de la séquence (la deuxième tirade de la mère, le vote, l’attente de la sanction, et l’annonce de l’exclusion) durent entre 20 et 30 secondes chacun. Dans ces plans, la caméra portée à l’épaule est davantage perceptible. Elle suit les différents personnages. Le montage des champs et contre-champs est aussi différent. Tantôt frontal (plans 1 à 4, ou plans 6 à 9 par exemple), et constitué de plans rapprochés ou très rapprochés sur les visages. Tantôt de biais avec une partie de l’écran masquée par la tête de Souleymane (plans 5, 10, 12 et 32). Dans ces derniers plans les regards à Souleymane sont de manière troublante presque des regards caméra. L’impression d’assister à un match de tennis qu’on avait dans les scènes de classe a totalement disparu. La circulation des regards est extrêmement différente. Elle est plus mouvante, et plus ambiguë. Ainsi le regard renfrogné de Souleymane au plan 6 peut s’adresser à François (plan 5), ou au principal (plan 7), ou mêm à nous spectateurs. Les champs et contre-champs de la séquence sont en fait plus théâtraux que dans le reste du film. Chaque plan est lié à un autre par un regard. Seul le plan 34, celui de la deuxième tirade de la mère, où l’on voit Souleymane et sa mère de profil, n’est connecté à aucun autre regard que celui du cinéaste, qui finalement ici à la fin de la séquence, se place résolument du côté des exclus.
L’enjeu de cette scène est en fait l’enjeu du film : montrer à l’œuvre le mécanisme de l’exclusion sociale. Nous assistons ici à un véritable tribunal blanc en train d’exclure un garçon noir. La gêne est perceptible sur tous les visages, et particulièrement sur celui de François (plans10, 12, 26, 32 et 40b). Aucun des « juges » ne semble à l’aise ou content d’avoir à faire ce travail, et à prendre cette décision. Pourtant la sanction tombe, inéluctable, donnant raison à Esméralda et Khoumba qui avaient annoncé que tout était joué d’avance. Le processus du conseil de discipline est objectivement cruel. Pourtant personne, ni François ni aucun autre personnage ne l’est. Ce qui en résulte est une gêne. La gêne d’accomplir son rôle social. Le processus de justice mis en place par l’institution scolaire est implacablement cruel. Pourtant chacun des acteurs de l’institution y met le plus d’humanité possible, en essayant de comprendre, de discuter, de rattraper l’élève mis en cause. Mais s’agit-il vraiment de rendre le processus plus humain, ou bien de le faire admettre à Souleymane et sa mère ? L’ambiguïté reste entière.
Le plan 41 est à cet égard symbolique. Souleymane et sa mère traversent une dernière fois la cour du collège. Nous ne les reverrons plus jamais à l’écran.
Enfin, même si le conseil de discipline est restitué avec une grande précision documentaire (le lieu, la disposition des tables, l’état d’esprit des personnages, la procédure, les parties présentes, les façons de s’exprimer de chacun), il n’en reste pas moins la scène du film qui prend le plus de liberté avec cette vérité documentaire. Dans un véritable conseil de discipline en effet, il y aurait eu un interprète neutre, et le professeur mis en cause n’aurait probablement pas siégé. Mais la narration exigeait que Souleymane subisse l’humiliation subtile et suprême de traduire les deux tirades de sa propre mère prenant sa défense. Etre contraint de traduire « Elle dit que je suis un bon garçon » et « Elle demande pardon de ma part » constitue pour le « petit dur » le summum de la honte, thème cher à Cantet. Pour des raisons de scénario et de puissance cinématographique, il fallait que François assiste et participe à ce qu’il ne veut pas, c’est-à-dire à l’échec du système scolaire. Le cinéma gagne ici à mentir un tout petit peu avec la vraisemblance.

mercredi 13 mai 2009

L’importance du hors-champs


Comme l’indique le titre du film Entre les murs, on ne sort jamais du collège. On ne voit jamais les élèves chez eux, ou les enseignants dans leurs vies privées. Pourtant la caméra, en se concentrant sur cet espace particulier qu’est le collège, parvient à traverser des questions qui concernent l’ensemble de la société. C’est comme si le microcosme du collège parvenait à représenter la société dans son ensemble avec ses contradictions, ses problèmes.
C’est que la classe mise en scène dans ELM, est particulièrement hétérogène, du point de vue ethnique, social, et scolaire. Le choix d’une telle classe n’est pas anodin, et aussi difficilement imaginable ailleurs que dans un collège d’un arrondissement périphérique de Paris. Les élèves de cette classe sont représentatifs d’une très grande partie de la population française. A chaque élève correspond une réalité quotidienne que l’on n’a pas de mal à s’imaginer, et que Cantet se garde bien de représenter.
Le hors-champ ne cesse d’être évoqué dans le son : les rendez-vous de Khoumba à la station Luxembourg, le shopping d’Esméralda aux galeries Lafayette, les invitations à manger par la mère de Rabah que Boubakar refuse, les heures que Wei passe sur son ordinateur,… Et la seule voix off du film - celle Khoumba qui lit son texte sur le respect et fait le lien entre les séquences 13 et 14 – fait aussi apparaître un hors-champ : Khoumba chez elle rédigeant son texte. Son environnement, son état d’esprit sous à ce moment du film sont sous entendus comme un hors-champ.
Le choix du huis clos, entre les murs d’un collège, et donc d’un champ très refermé ne supprime le hors-champ qu’en apparence et lui donne à sa manière une importance plus décisive encore. L’espace clos du collège renvoie à un autre ensemble plus vaste, la société, dont chaque personnage est le représentant d’un type particulier. Le hors-champ réalise sa principale fonction qui d’ajouter de l’espace à l’espace.
En outre le hors-champ ouvre l’image à l’imaginaire. Il propose à l’image une dimension supplémentaire, de l’esprit et du temps. Cette dimension est particulièrement perceptible dans les champs vides qui parsèment ELM. Dans ces cadres géométriques, soulignés par les lignes verticales et horizontales de fenêtres, portes, casiers, tableaux, le personnage n’est pas encore visible ou ne l’est plus. Il est momentanément dans une zone de vide proprement invisible. Ces champs vides sont des images mentales ouvertes sur un jeu de relations purement pensées qui tissent un tout. Elles instaurent un rapport virtuel avec le tout.

Fin séquence 10 : fenêtre de la salle des profs, après la sortie de Vincent
Elles sont des cadres dans le cadre, mais dont les bords ne sont pas dans le cadre. Elles contiennent en elles le projet de Cantet d’être au centre, loin des bords, au cœur de son sujet.
Souvent parties de portes ou de fenêtres, ces images sont des seuils, qui délimitent
l’espace et le temps où va se jouer (ou bien où vient de se jouer) la scène, tel au théâtre le rideau de scène. Elles rappellent que nous sommes dans un spectacle, que l’école est aussi une forme de spectacle où chacun a conscience de jouer un rôle.
Enfin ces images vides de personnages sont des images des limites de l’espace. Nous sommes effectivement enfermés entre les murs d’une classe, d’un collège. Il n’y a que très peu de possibilités de profondeur de champ.

fin séquence 12 : fenêtres cdi, après la sortie de François


milieu séquence 13 : casiers salle des profs, avant l’entrée de François


fin séquence 14 : porte de la classe après la sortie de Carl
début séquence 15 : tableau avant l’entrée des parents de Wei


fin séquence 20 : fenêtre de la classe après la sortie de Souleymane et François


fin séquence 23 : porte claquée et qui se rouvre après la sortie de Souleymane

Le montage

Le montage

Comme l’a écrit Walter Benjamin, le cinéma permet de voir plus, notamment grâce au découpage effectué dans le réel par le cadrage et le montage. « Entre le peintre et le caméraman nous retrouvons le même rapport qu’entre le mage et le chirurgien, écrit-il en 1935 dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. L’un observe en peignant une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même ; le caméraman pénètre en profondeur dans la trame même du donné. Les images qu’ils obtiennent l’un et l’autre diffèrent à un point extraordinaire. Celle du peintre est globale, celle du caméraman se morcelle en un grand nombre de parties, dont chacune obéit à ses lois propres. Pour l’homme d’aujourd’hui l’image du réel que fournit le cinéma est infiniment plus significative, car, si elle atteint à cet aspect des choses qui échappe à tout appareil – ce qui est bien l’exigence légitime de tout œuvre d’art- elle n’y réussit justement que parce qu’elle use d’appareils pour pénétrer, de la façon la plus intensive, au cœur même de ce réel. »

Prenons le moment, à 27 minutes du début, où François demande à ses élèves de lire un passage de Journal d’Anne Frank. Khoumba, l’élève interrogée refuse de lire, ce qui déstabilise l’enseignant et crée un moment de tension dans la classe.
Le montage, précis, incisif, montrent en alternance le professeur et ses élèves, non pas dans un champ / contrechamp classique, mais dans une alternance de plans du professeur aux regards allant toujours vers la droite de l’écran, et de plans d’élèves aux regards allant toujours vers la gauche de l’écran. Les caméras, se trouvant toujours du même côté de la salle de classe, donnent au spectateur l’impression d’assister à un matche de tennis. Et c’est bien souvent à un match, un combat, une joute verbale que se livrent les protagonistes. C’est comme si l’énergie des élèves, contenue physiquement par la disposition de la classe qui les contraints à l’immobilité et la position assise, rejaillissait dans leur interventions.
En outre le rythme est rapide, les plans gardés au montage sont très brefs : deux à cinq secondes dans les moments de tension, et cinq à dix secondes dans les moments de répit et de concentration des élèves, par exemple pendant la lecture du Journal d’Anne Frank par Esméralda. Pendant ce moment de calme, la caméra de Cantet capte les détails en se rapprochant encore plus près des corps qui apparaissent en gros plan à l’écran, concentrés sur le texte, sur l’effort que l’exercice de lecture demande, mais aussi mâchonnant un chew gum , distraits, avachis sur les tables (plans 40, 44, 45). A ce moment précis, les images, galerie de portraits très rapprochés, font échos au texte du Journal d’Anne Frank. A l’autoportrait de l’adolescente juive qui se présente comme « un paquet de contradictions », comme une jeune fille qui laisse paraître sa « gaîté exubérante », sa « joie de vivre », tout en dissimulant son « côté plus profond », « plus pur », correspondent les portraits des adolescents de cette classe qui eux aussi sont « des paquets de contradictions ».

Beaucoup d’éléments, initialement prévus dans le scénario on été supprimés au montage : les bons mots issus du livre de Bégaudeau qui passaient mal à l’écran, la lecture en voix off du questionnaire de l’éducation nationale par François, des scènes entières dont l’épilogue final au Mali, parce qu’ils étaient inutiles.

Le traitement de l’image

Si Laurent Cantet est un réalisateur qui s’intéresse à la réalité de la société dans laquelle il vit, son choix est depuis son premier film de fabriquer des fictions. Et même si ces fictions sont ancrées dans une matière documentaire fouillée, elles s’affichent avant tout comme des histoires de cinéma inventées. C’est sans doute que le cinéaste est conscient de la capacité qu’a la caméra de transformer d’emblée les objets qu’elle filme.
Comme l’affirmait André Bazin, tout sujet une fois à l’écran prend une dimension esthétique. Même ce qui se veut être une prise directe devient esthétique. Il y a quelque chose dans l’appareil lui-même qui transforme. En 1947, il écrit à propos d’un festival de films scientifiques : « Lorsque Muybridge ou Marey réalisaient les premiers films d’investigation scientifiques, ils n’inventaient pas seulement la technique du cinéma, il créaient du même coup le plus pur de son esthétique. Car c’est la le miracle du film scientifique, son inépuisable paradoxe. C’est à l’extrême pointe de la recherche intéressée, utilitaire, dans la proscription la plus absolue des intentions esthétiques comme telles, que la beauté cinématographique se développe par surcroît comme une grâce surnaturelle. Quel ciné d’ « imagination » eût pu concevoir et réaliser la fabuleuse descente aux enfers de la bronchoscopie des tumeurs des bronches, où toutes les lois de la « dramatisation » de la couleur sont naturellement impliquées dans les sinistres reliefs bleuâtres dégagés par un cancer visiblement mortel. Quels trucages optiques eussent été capables de faire naître le ballet féerique de ces animalcules d’eau douce s’ordonnant par miracle sous l’oculaire comme dans un kaléidoscope ? Quel chorégraphe de génie, quel peintre en délire, quel poète pouvaient imaginer ces ordonnances, ces formes et ces images ? La caméra seule possédait le sésame de cet univers où la beauté s’identifie tout à la fois à la nature et au hasard : c'est-à-dire à tout ce qu’une certaine esthétique traditionnelle considère comme tout le contraire de l’art. (…) Qui n’a pas vu cela ignore jusqu’où peut aller le cinéma. »
Bien sûr Entre Les Murs n’est ni un film scientifique, ni même un documentaire. Mais Cantet, dans sa façon de faire, semble avoir tiré les leçons de la remarque de Bazin. Il fait confiance à la caméra pour laisser surgir la beauté au hasard des scènes. Sa caméra- ou plutôt ses trois caméras- sont mobiles au milieu d’un décor naturel et tournent dans la durée pour ausculter le microcosme qui y est à l’œuvre. Il en résulte des images qui paraissent prises sur le vif, mais dont surgit aussi une esthétique froide qui tient aux couleurs (le vert du tableau et des murs), à la disposition (qui rappelle la représentation théâtrale), et aux mouvements des corps (qui s’agitent énormément dans leur relative immobilité).
Les cadrages presque toujours à l’épaule ne sont visiblement pas étudiés à l’avance, soignés avec précision. Ils cherchent à capter des mots, des paroles, des expressions, des pensées sur les visages des protagonistes qui sont filmés longuement, presque scientifiquement. Cantet sait jusqu’où peut aller le cinéma.
Cependant les gros plans sur les visages ne nous font accéder à aucune intimité. L’usage du téléobjectif a pour conséquence que la distance filmeur /filmé reste relativement grande. Cette distance toujours respectueuse est davantage celle du scientifique qui s’interroge et cherche à comprendre que celle de l’artiste en quête d’émotions, de ressenti, de sensualité.
Le cadrage de Cantet, quasiment toujours en plans rapprochés, exprime la volonté de saisir les personnages dans leur complexité. L’enjeu du film est moins de parler d’une réalité sociale, que de raconter le destin de personnages singuliers.
L’absence de grain donné par le tournage en HD rappelle la texture des reportages télévisuels, ou des vidéos familiales, et donnent l’impression d’une prise en direct des évènements. Les cadrages, faits à niveau d’élève, en légère contre-plongée quand il s’agit de montrer l’enseignant, renforcent l’impression du spectateur d’être un élève parmi les autres de cette classe. Mais cet élève spectateur est le seul élève mobile, le seul de la classe qui se déplace, glisse des premiers aux derniers rangs.
Dans les scènes à l’intérieur de la classe, qui constituent la matière principale du film, les trois caméras filment, en longue focale, au plus près des corps. Les corps sont réduits à des bustes, et baignés dans la couleur verte. Ceux des élèves dans le vert des murs, et celui de l’enseignant dans le vert plus foncé du tableau. Parfois on retrouve cette couleur dans les vêtements (le T-shirt de François dans l’extrait que nous allons étudier), et dans les objets (un classeur sur une étagère). Le vert de la peinture des murs de la classe est celui qui a été choisi pour représenter le film : on le retrouve sur l’affiche du film, sur la couverture du scénario , et sur la jaquette du DVD. Cette couleur, extrêmement présente, n’est pas anodine. Ce vert enveloppe les protagonistes dans un écrin qui les met en valeur. Il crée une atmosphère légèrement froide, comme s’il s’agissait d’observer cliniquement ce qui se déroule entre ces murs. Il participe à la réflexion sur l’esthétique de la vidéo qui s’oppose à celle du film. Le choix du vert à une incidence sur le rendu des différentes carnations.

Mais dans le même temps, le cinéma de Cantet semble avoir conscience que la caméra, plus que tout autre appareil a la faculté de nous parler du monde. C’est l’idée très féconde de Siegfried Kracauer dans Theory of film, selon laquelle la caméra permet d’enregistrer ce qui existe dans la réalité, mais aussi révéler ce qui n’est pas accessible à l’œil humain.
Tout d’abord la caméra de Cantet permet de nous faire accéder à un certain univers actuel, celui du collège d’un quartier parisien habité par des personnes de niveaux sociaux inégaux et d’origines très différentes. Cet univers existe dans la réalité, mais n’est accessible qu’aux habitants de ce quartier, ou de quartiers similaires d’autres grandes villes de France. Ensuite, par sa place au cœur d’une classe, et par ses cadrages, la plupart du temps très serrés sur les personnages, la caméra de Cantet, par les petits gestes et les regards qu’elle capte, recueille des attitudes de concentration, d’écoute, mais aussi de d’incompréhension ou de rêverie, voire de provocation. Elle recueille aussi des sentiments : la fierté, la perplexité, l’agacement, la honte, la gêne … Et l’ensemble de ces attitudes ou sentiments rendus accessibles aux spectateurs par la caméra, n’est dans la réalité accessible pour personne, de sorte que la réalité de la classe fictive de Cantet est une réalité plus accessible que celle d’une classe réelle. Enfin, toujours par sa place et ses cadrages, la caméra de Cantet donne la tonalité au film : il s’agit de faire état d’une situation dans laquelle les personnages sont pris sans aucun jugement de valeur par le cinéaste. Ni complètement positifs, ni complètement négatifs, les personnages sont envisagés dans leur complexité, avec leurs contradictions. Ainsi François, le professeur de français, est bien sûr un homme courageux, qui cherche à communiquer au mieux avec ses élèves, leur laissant énormément la parole, pour les entraîner sur les chemins de la connaissance, mais c’est aussi l’homme incapable d’accepter les conséquences de sa pédagogie parfois démagogique. Ainsi il permet que les élèves enfreignent dans sa classe certaines règles de l’établissement (utiliser leur portable), mais refuse le tutoiement. Il est montré dans ses efforts et dans sa réussite pédagogique, mais aussi dans ses dérapages verbaux, lorsqu’il utilise le mot « pétasses » pour s’adresser aux deux déléguées par exemple. De la même façon Souleymane, le caïd et le cancre, est capable de produire un bel effort pour son autoportrait.
Tel un Robert Flaherty qui impressionna 70 000 mètres de pellicule pendant son séjour d’un an et demi sur l’île d’Aran, Laurent Cantet a laissé tourner trois caméras simultanément dans le collège d’Entre les murs, hissant le nombre d’heures de rush à cent cinquante. Tout deux ont en effet l’idée que la caméra fonctionne comme un capteur, révélateur d’un mystère qu’elle peut voir mieux que l’œil humain. Il faut lui laisser le plus de chance de capter le détail qui fera révélation, le détail apte à raconter davantage. En cela ils rejoignent la conception du « ciné-œil » de Dziga Vertov qui pensait que l’objectif voit mieux que l’œil humain, et qu’il analyse beaucoup mieux la réalité.

La construction dramatique

Le scénario condense dans des séquences de cinq minutes environ des événements qui se produiraient dans la réalité à des semaines d’intervalle. Le discours est construit avec une ligne narrative qui soutient tout le film, dont le point d’orgue est le conseil de discipline. Si il y a pu avoir un quiproquo dans l’esprit des spectateurs sur la nature du film, il vient de l’envie de Laurent Cantet de restituer aussi une certaine réalité, de prendre le temps de laisser certains personnages exister, de prendre le temps de les regarder, un peu comme à la manière d’un documentaire. Mais il ne faut pas perdre de vue que ces personnages sont créés.
Le film est construit comme une chronique d’une année scolaire. Les séquences sont présentées dans l’ordre chronologique depuis le premier jour de la rentrée des classes jusqu’au dernier jour précédant les vacances d’été. Le sens de histoire, celle de Souleymane en l’occurrence, n’apparaît qu’au bout d’une heure de film, car les scènes amènent les éléments narratifs « par en dessous », en filigrane, tout doucement, ce qui contribue aussi à la confusion avec un documentaire. Les scènes paraissent moins instrumentalisées à la narration que dans la plupart des scénarios. Les fils narratifs mettent du temps à se nouer, mais ils sont bien là au bout du compte.
Le personnage de Souleymane est le personnage le plus fictionnel du film. Il est interprété par Frank Keita, dont la personnalité douce et posée est bien éloignée de celle de Souleymane, la forte tête de la classe par qui arrive la plupart des moments de tension. Son histoire a été écrite par Cantet deux ans avant sa rencontre avec Bégaudeau, et bien avant la lecture du roman.

Notons aussi que le film s’attarde sur les moments de l’année scolaire où la classe s’éloigne de l’enseignement purement scolaire pour aller vers des moments de discussion. Ces moments sont évidemment plus cinématographiques que par exemple une leçon de grammaire dans son intégralité qui se déroulerait sans incident. Il ne s’agit pas de donner une vision globale de ce qui se passe dans la classe de François, mais de mettre en avant les moments de frictions, de tension, durant lesquels se cherche la démocratie. La mise en avant de ces moments est une caractéristique importante de l’écriture du film.