lundi 8 juin 2009

les films français contemporains sur l’école

Depuis le documentaire de Nicolas Philibert Etre et avoir (France, 2000), seules trois fictions on traité le sujet du collège en France : L’Esquive (Abdellatif Kechiche, 2004), L'École pour tous (Éric Rochant, 2006), et La journée de la jupe (Jean-Paul Lilienfeld, 2009). On peut donc affirmer que le sujet intéresse peu le cinéma. Aux Etats-Unis, notons que Michael Moore s’intéresse, mais par le biais de la vente d’armes, au collège de Colombine dans Bowling for Columbine (2002), et que Gus Van Sant traite le même sujet dans Elephant (2003).

D’où vient l’intérêt de Cantet pour le sujet de l’école et l’envie de faire un film qui n’en sortira pas du tout ? Cette envie vient d’abord, avoue-t-il , de la curiosité de connaître l’univers dans lequel évolue ses enfants, et dont il n’est pas facile de connaître les détails, les adolescents aimant préserver une partie de leur vie à leurs parents, et les professeurs se protégeant du regard parfois un peu méprisant ou condescendant du reste de la société en se taisant sur la réalité de leur vie professionnelle. Et puis il a l’idée de se pencher une fois de plus sur un microcosme, qui selon lui peut porter en lui les échos de questions qui balayent l’ensemble de la société. Son propos n’est pas de montrer comment ça se passe dans tous les collèges aujourd’hui en France, mais plutôt de s’attacher à des personnages qui ne sont jamais exemplaires, mais dont les réactions portent une certaine universalité.
Si l’institution scolaire intéresse Cantet, c’est qu’elle est aime-t-il à marteler « une caisse de résonance, un lieu traversé par les turbulences du monde ». Il use aussi de la métaphore de la boîte noire, pour évoquer un espace fermé et dérobé aux regards, mais aussi chambre d’enregistrement.
Enfin l’intérêt de Laurent Cantet pour l’école réside dans le fait qu’elle est un lieu de spectacle en soi. Non seulement l’enseignant a une pratique qui implique tout le corps et toutes les capacités d’improvisation, mais aussi les élèves sont en perpétuelle représentation, dans l’idée de jouer le rôle qu’ils se sont assignés (l’élève sérieux, le cancre, le bavard, le timide,…).

à la suite d’autres films qui portent la même ambiguïté

Les œuvres de cinéma à mi-chemin entre fiction et documentaire existent bien avant ELM. Dès les années vingt et les années trente, les films documentaires de Robert Flaherty entretiennent cette ambiguïté : Nanouk est littéralement mis en scène, et l’Homme d’Aran est « interprété » puisque Flaherty compose une fausse famille. Déjà Toni, en 1939, film où les rêves de réalisme de Jean Renoir aboutirent, faisaient naviguer le spectateur entre la fiction de la diégèse et la réalité de l’immigration italienne montrée en son direct, décors naturel et dans le milieu concerné.
En Italie, Visconti s’accommoda d’un tel mélange dans La terre tremble en 1948. Ce film, qui raconte l’histoire d’une famille de pêcheurs siciliens qui se révoltent contre l’exploitation des marchands grossistes de poissons, contient en lui une hybridité, bien avant le tournage. En effet il était au départ à la fois conçu pour être un documentaire de commande pour le parti communiste italien qui devait porter sur la condition prolétarienne, et à la fois conçu comme une adaptation du roman de Verga I Malavoglia. Cette hybridité, présente dans l’œuvre, malgré l’évolution du projet, notamment au cours du tournage qui se prolongea plus d’une année, fut responsable à la séance de présentation du film, selon les propos de Georges Sadoul qui y assista à Venise, à une véritable « bataille d’Hernani » entre détracteurs et admirateurs. Ce qu’on voyait à l’écran était-il vrai ou artificiel ? Etait-ce une fiction, ou un documentaire ? Le film d’un homme engagé politiquement et socialement à gauche, ou d’un aristocrate au goût du spectacle formel ? Les personnages étaient ils les pécheurs d’Aci Trezza d’alors ? Où donc étaient passés ceux inventés par un romancier du XIXème ?
Un certains nombre de ces questions n’ont-elles pas trouvé un écho dans les débats suscités à la sortie d’ELM ?


La terre tremble, Luchino Visconti.

En 1948, André Bazin s’empare du sujet pour pointer la méthode quasi documentaire de Visconti : « ses pêcheurs sont de vrais pêcheurs » qui s’expriment en dialecte, l’action « renonce volontairement aux séductions dramatiques » , « s’intéresse aux choses elles-mêmes », et les décors, les extérieurs en plein air filmés sous la pluie et même
en pleine nuit, ou bien les intérieurs de maisons de pêcheurs, sont réels. Mais très vite aussi, comme si cela était jusque là incompatible avec le documentaire, il met en avant les prouesses techniques et la qualité photographique des images de La terre tremble. Pour Bazin, le projet de Visconti, se rapproche du Farrebique de Rouquier (1945), et en même temps son style, est proche du Citizen Kane de Welles (1940), notamment dans l’utilisation de la profondeur de champ. « Les images de La terre tremble, écrit-il, réalisent le paradoxe et le tour de force d’intégrer au réalisme documentaire de Farrebique le réalisme esthétique de Citizen Kane. »Il est vrai que c’est sans doute la première fois qu’un film associe à ce point la forme et le fond, une esthétique de la lumière et une vérité quasi documentaire. Pensons à ces plans où une silhouette féminine vêtue de noir se détache dans l’encadrement d’une porte ou d’une fenêtre, parfois dans un clair-obscur, parfois écrasée de soleil, faisant penser à des tableaux tantôt de Rembrandt, tantôt de Modigliani ou de Léonard de Vinci. C’est sans doute la première fois qu’un film est allé si loin dans l’association de la recherche picturale et de l’authenticité du propos, l’évocation de la lutte des classes. Et le résultat de cette étonnante vision où s’entremêlent fiction, au premier plan, et documentaire, à l’arrière plan, à l’intérieur d’un même film, d’un même plan, grâce au pouvoir de la profondeur de champ, est l’universalisation du propos. Les héros, au destin tragique, deviennent exemplaires des victimes, partout où l’homme exploite l’homme.
Cette fiction à l’allure fortement documentaire et le reste du néo-réalisme italien ont fortement modifié la manière de faire et de voir le cinéma. Les films néo-réalistes ont influencé la Nouvelle Vague française, en inculquant l’idée qu’un film, même de fiction, quoiqu’on fasse, est toujours un documentaire de son propre tournage. Il reste quelque chose de cette idée dans le projet d’ELM.

En 1985, en France, Agnès Varda dans Sans toit ni loi mêle un scénario fictionnel et de nombreux éléments documentaires issus de ses conditions de tournage sur place. Elle utilise des actrices professionnelles, Sandrine Bonnaire et Macha Méril, mais les confronte à des amateurs et des figurants qui jouent leur propre rôle (les bergers, l'ouvrier marocain). Varda comme Cantet dans ELM, offre une représentation radicale des mécanismes d'exclusion à l'œuvre.
Route one USA (Robert Kramer, 1989) se présente comme un carnet de route du cinéaste et de son ami, Doc (personnage fictif), une errance à travers les Etats-Unis mêlant portraits documentaires et fiction de l’auteur.
Ces films mettent en exergue le flottement des frontières entre fiction et documentaire, entre invention et réalité. L’invention de la fiction est un puissant moyen de parler de la réalité du monde.


Dans une autre veine, celle du faux documentaire, on trouve une série de films dans lesquels la caméra à l’épaule, malmenant par moment l’image, signifie que l’image provient non pas de la caméra du cinéaste, mais d’un caméraman de reportage pour la télévision, ou d’un documentariste distinct du véritable réalisateur.
Ainsi par exemple, l’américain Peter Watkins, en 1971, montre une équipe européenne de documentaristes (on ne les voit pas à l’image) qui filment les contestataires du gouvernement américain de Nixon et autres opposants à la guerre du Vietnam. Ces derniers sont jugés de manière expéditive, condamnés à de lourdes peines, mais font le choix d’échanger leur peine contre un séjour à Punishment Park, un parc d'entraînement pour les policiers anti-émeutes et les militaires américains.
C'est arrivé près de chez vous est aussi un faux documentaire belge, en noir et blanc de Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoit Poelvoorde sorti en 1992. Ce portrait d’un tueur fictif, bien trop exagéré pour qu’il puisse paraître vrai, est dirigé par Rémy (interprété par Rémy Belvaux) qui interroge Ben (Benoît Poelvoorde), le tueur, sur sa « vie professionnelle », comme le ferait le journaliste d’une émission télévisée. Ce film interroge le voyeurisme.
Plus récemment, en 2008, REC (Paco Plaza et Jaume Balagueró), montre Angéla, une jeune journaliste de Barcelone accompagnée de son caméraman, qui relate le quotidien des travailleurs de nuit. Ils se retrouvent coincés dans un immeuble mis en quarantaine par les autorités. Ici la caméra portée et malmenée a pour conséquence de faire croire à la réalité des images proposées et d’imposer l’angoisse. Un peu comme dans les films Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chain Saw Massacre, Tobe Hooper, 1974), ou Le projet Blair Witch (The Blair Witch Project, Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999), les images présentées brut de décoffrage produisent à très peu de frais l’effroi. L’effet vidéo amateur constitue une désorientation du spectateur qui voit uniquement ce que les personnages du film voient, et lui fait croire à l’authenticité du film.

jeudi 4 juin 2009

Le conseil de discipline




La séquence du conseil de discipline, à 1h45 minutes du début du film, est le point d’acmé de cette narration. Construite en 41 plans, elle dure huit minutes . Le statut particulier de cette séquence est tout d’abord décelable dans le traitement de l’image. Ensuite les enjeux de cette scène sont particulièrement forts. Et enfin, c’est le moment où le film s’éloigne le plus de la « vérité documentaire » qu’on lui a d’emblée attribuée.
Les plans sont plus longs que dans le reste du film (en moyenne entre 5 et dix secondes). Ainsi le premier plan de la séquence qui commence sur le décor du CDI aménagé théâtralement en petit tribunal pour l’occasion, dans lequel les personnages vont entrer un à un, s’étire sur une minute. Les derniers plans de la séquence (la deuxième tirade de la mère, le vote, l’attente de la sanction, et l’annonce de l’exclusion) durent entre 20 et 30 secondes chacun. Dans ces plans, la caméra portée à l’épaule est davantage perceptible. Elle suit les différents personnages. Le montage des champs et contre-champs est aussi différent. Tantôt frontal (plans 1 à 4, ou plans 6 à 9 par exemple), et constitué de plans rapprochés ou très rapprochés sur les visages. Tantôt de biais avec une partie de l’écran masquée par la tête de Souleymane (plans 5, 10, 12 et 32). Dans ces derniers plans les regards à Souleymane sont de manière troublante presque des regards caméra. L’impression d’assister à un match de tennis qu’on avait dans les scènes de classe a totalement disparu. La circulation des regards est extrêmement différente. Elle est plus mouvante, et plus ambiguë. Ainsi le regard renfrogné de Souleymane au plan 6 peut s’adresser à François (plan 5), ou au principal (plan 7), ou mêm à nous spectateurs. Les champs et contre-champs de la séquence sont en fait plus théâtraux que dans le reste du film. Chaque plan est lié à un autre par un regard. Seul le plan 34, celui de la deuxième tirade de la mère, où l’on voit Souleymane et sa mère de profil, n’est connecté à aucun autre regard que celui du cinéaste, qui finalement ici à la fin de la séquence, se place résolument du côté des exclus.
L’enjeu de cette scène est en fait l’enjeu du film : montrer à l’œuvre le mécanisme de l’exclusion sociale. Nous assistons ici à un véritable tribunal blanc en train d’exclure un garçon noir. La gêne est perceptible sur tous les visages, et particulièrement sur celui de François (plans10, 12, 26, 32 et 40b). Aucun des « juges » ne semble à l’aise ou content d’avoir à faire ce travail, et à prendre cette décision. Pourtant la sanction tombe, inéluctable, donnant raison à Esméralda et Khoumba qui avaient annoncé que tout était joué d’avance. Le processus du conseil de discipline est objectivement cruel. Pourtant personne, ni François ni aucun autre personnage ne l’est. Ce qui en résulte est une gêne. La gêne d’accomplir son rôle social. Le processus de justice mis en place par l’institution scolaire est implacablement cruel. Pourtant chacun des acteurs de l’institution y met le plus d’humanité possible, en essayant de comprendre, de discuter, de rattraper l’élève mis en cause. Mais s’agit-il vraiment de rendre le processus plus humain, ou bien de le faire admettre à Souleymane et sa mère ? L’ambiguïté reste entière.
Le plan 41 est à cet égard symbolique. Souleymane et sa mère traversent une dernière fois la cour du collège. Nous ne les reverrons plus jamais à l’écran.
Enfin, même si le conseil de discipline est restitué avec une grande précision documentaire (le lieu, la disposition des tables, l’état d’esprit des personnages, la procédure, les parties présentes, les façons de s’exprimer de chacun), il n’en reste pas moins la scène du film qui prend le plus de liberté avec cette vérité documentaire. Dans un véritable conseil de discipline en effet, il y aurait eu un interprète neutre, et le professeur mis en cause n’aurait probablement pas siégé. Mais la narration exigeait que Souleymane subisse l’humiliation subtile et suprême de traduire les deux tirades de sa propre mère prenant sa défense. Etre contraint de traduire « Elle dit que je suis un bon garçon » et « Elle demande pardon de ma part » constitue pour le « petit dur » le summum de la honte, thème cher à Cantet. Pour des raisons de scénario et de puissance cinématographique, il fallait que François assiste et participe à ce qu’il ne veut pas, c’est-à-dire à l’échec du système scolaire. Le cinéma gagne ici à mentir un tout petit peu avec la vraisemblance.