lundi 8 juin 2009

à la suite d’autres films qui portent la même ambiguïté

Les œuvres de cinéma à mi-chemin entre fiction et documentaire existent bien avant ELM. Dès les années vingt et les années trente, les films documentaires de Robert Flaherty entretiennent cette ambiguïté : Nanouk est littéralement mis en scène, et l’Homme d’Aran est « interprété » puisque Flaherty compose une fausse famille. Déjà Toni, en 1939, film où les rêves de réalisme de Jean Renoir aboutirent, faisaient naviguer le spectateur entre la fiction de la diégèse et la réalité de l’immigration italienne montrée en son direct, décors naturel et dans le milieu concerné.
En Italie, Visconti s’accommoda d’un tel mélange dans La terre tremble en 1948. Ce film, qui raconte l’histoire d’une famille de pêcheurs siciliens qui se révoltent contre l’exploitation des marchands grossistes de poissons, contient en lui une hybridité, bien avant le tournage. En effet il était au départ à la fois conçu pour être un documentaire de commande pour le parti communiste italien qui devait porter sur la condition prolétarienne, et à la fois conçu comme une adaptation du roman de Verga I Malavoglia. Cette hybridité, présente dans l’œuvre, malgré l’évolution du projet, notamment au cours du tournage qui se prolongea plus d’une année, fut responsable à la séance de présentation du film, selon les propos de Georges Sadoul qui y assista à Venise, à une véritable « bataille d’Hernani » entre détracteurs et admirateurs. Ce qu’on voyait à l’écran était-il vrai ou artificiel ? Etait-ce une fiction, ou un documentaire ? Le film d’un homme engagé politiquement et socialement à gauche, ou d’un aristocrate au goût du spectacle formel ? Les personnages étaient ils les pécheurs d’Aci Trezza d’alors ? Où donc étaient passés ceux inventés par un romancier du XIXème ?
Un certains nombre de ces questions n’ont-elles pas trouvé un écho dans les débats suscités à la sortie d’ELM ?


La terre tremble, Luchino Visconti.

En 1948, André Bazin s’empare du sujet pour pointer la méthode quasi documentaire de Visconti : « ses pêcheurs sont de vrais pêcheurs » qui s’expriment en dialecte, l’action « renonce volontairement aux séductions dramatiques » , « s’intéresse aux choses elles-mêmes », et les décors, les extérieurs en plein air filmés sous la pluie et même
en pleine nuit, ou bien les intérieurs de maisons de pêcheurs, sont réels. Mais très vite aussi, comme si cela était jusque là incompatible avec le documentaire, il met en avant les prouesses techniques et la qualité photographique des images de La terre tremble. Pour Bazin, le projet de Visconti, se rapproche du Farrebique de Rouquier (1945), et en même temps son style, est proche du Citizen Kane de Welles (1940), notamment dans l’utilisation de la profondeur de champ. « Les images de La terre tremble, écrit-il, réalisent le paradoxe et le tour de force d’intégrer au réalisme documentaire de Farrebique le réalisme esthétique de Citizen Kane. »Il est vrai que c’est sans doute la première fois qu’un film associe à ce point la forme et le fond, une esthétique de la lumière et une vérité quasi documentaire. Pensons à ces plans où une silhouette féminine vêtue de noir se détache dans l’encadrement d’une porte ou d’une fenêtre, parfois dans un clair-obscur, parfois écrasée de soleil, faisant penser à des tableaux tantôt de Rembrandt, tantôt de Modigliani ou de Léonard de Vinci. C’est sans doute la première fois qu’un film est allé si loin dans l’association de la recherche picturale et de l’authenticité du propos, l’évocation de la lutte des classes. Et le résultat de cette étonnante vision où s’entremêlent fiction, au premier plan, et documentaire, à l’arrière plan, à l’intérieur d’un même film, d’un même plan, grâce au pouvoir de la profondeur de champ, est l’universalisation du propos. Les héros, au destin tragique, deviennent exemplaires des victimes, partout où l’homme exploite l’homme.
Cette fiction à l’allure fortement documentaire et le reste du néo-réalisme italien ont fortement modifié la manière de faire et de voir le cinéma. Les films néo-réalistes ont influencé la Nouvelle Vague française, en inculquant l’idée qu’un film, même de fiction, quoiqu’on fasse, est toujours un documentaire de son propre tournage. Il reste quelque chose de cette idée dans le projet d’ELM.

En 1985, en France, Agnès Varda dans Sans toit ni loi mêle un scénario fictionnel et de nombreux éléments documentaires issus de ses conditions de tournage sur place. Elle utilise des actrices professionnelles, Sandrine Bonnaire et Macha Méril, mais les confronte à des amateurs et des figurants qui jouent leur propre rôle (les bergers, l'ouvrier marocain). Varda comme Cantet dans ELM, offre une représentation radicale des mécanismes d'exclusion à l'œuvre.
Route one USA (Robert Kramer, 1989) se présente comme un carnet de route du cinéaste et de son ami, Doc (personnage fictif), une errance à travers les Etats-Unis mêlant portraits documentaires et fiction de l’auteur.
Ces films mettent en exergue le flottement des frontières entre fiction et documentaire, entre invention et réalité. L’invention de la fiction est un puissant moyen de parler de la réalité du monde.


Dans une autre veine, celle du faux documentaire, on trouve une série de films dans lesquels la caméra à l’épaule, malmenant par moment l’image, signifie que l’image provient non pas de la caméra du cinéaste, mais d’un caméraman de reportage pour la télévision, ou d’un documentariste distinct du véritable réalisateur.
Ainsi par exemple, l’américain Peter Watkins, en 1971, montre une équipe européenne de documentaristes (on ne les voit pas à l’image) qui filment les contestataires du gouvernement américain de Nixon et autres opposants à la guerre du Vietnam. Ces derniers sont jugés de manière expéditive, condamnés à de lourdes peines, mais font le choix d’échanger leur peine contre un séjour à Punishment Park, un parc d'entraînement pour les policiers anti-émeutes et les militaires américains.
C'est arrivé près de chez vous est aussi un faux documentaire belge, en noir et blanc de Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoit Poelvoorde sorti en 1992. Ce portrait d’un tueur fictif, bien trop exagéré pour qu’il puisse paraître vrai, est dirigé par Rémy (interprété par Rémy Belvaux) qui interroge Ben (Benoît Poelvoorde), le tueur, sur sa « vie professionnelle », comme le ferait le journaliste d’une émission télévisée. Ce film interroge le voyeurisme.
Plus récemment, en 2008, REC (Paco Plaza et Jaume Balagueró), montre Angéla, une jeune journaliste de Barcelone accompagnée de son caméraman, qui relate le quotidien des travailleurs de nuit. Ils se retrouvent coincés dans un immeuble mis en quarantaine par les autorités. Ici la caméra portée et malmenée a pour conséquence de faire croire à la réalité des images proposées et d’imposer l’angoisse. Un peu comme dans les films Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chain Saw Massacre, Tobe Hooper, 1974), ou Le projet Blair Witch (The Blair Witch Project, Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999), les images présentées brut de décoffrage produisent à très peu de frais l’effroi. L’effet vidéo amateur constitue une désorientation du spectateur qui voit uniquement ce que les personnages du film voient, et lui fait croire à l’authenticité du film.

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