vendredi 10 avril 2009

Contraintes du tournage et choix techniques


Le tournage s’est déroulé durant l’été 2007 dans un collège voisin du collège Dolto. Les scènes de classe nécessitaient une grande souplesse en ce qui concerne la prise de vue. Il fallait pouvoir aller chercher toutes les situations d’improvisation potentielle au milieu de la classe, être très réactif et capable de tout capter. Le choix de la HD s’est donc immédiatement imposé, ainsi que celui de tourner avec trois caméras en continu, une sur le professeur, les deux autres sur les élèves.
Laurent Cantet a donc expérimenté pour la première fois la souplesse du tournage en HD (vidéo numérique Haute Définition). Chez « Haut et Court », Carole Scotta, la productrice des films de Cantet depuis Les Sanguinaires en 1997, précise : « Pour nous, c’était l’idéal car il n’y avait pas d’extérieurs qui sont plus compliqués à tourner en HD. D’ailleurs, pour la partie du film que nous avons tourné au Mali et que nous n’avons pas montée, nous avons tourné en Super 16.» Laisser tourner les trois caméras pendant parfois plus de vingt minutes, sans avoir à recharger les magasins donnent une immense liberté, une fluidité et la possibilité de laisser surgir les improvisations des acteurs non- professionnels.
Laurent Cantet explique les raisons qui ont motivé son choix de la HD : « Je voulais que le tournage poursuive le travail d'improvisation des ateliers, avec la même liberté. La vidéo (haute définition) était donc indispensable. Je l'avais constaté pour Ressources
humaines, le coût et la lourdeur du 35mm laissent peu de marge à l'improvisation ; du coup, les choses s'étaient un peu fossilisées au moment du tournage. Pour Entre les murs, je voulais au contraire pouvoir tourner en continuité pendant vingt minutes, même quand il ne se passait
rien, parce que je savais qu'il pouvait suffire d'une phrase pour que cela reparte. »
« J'ai été très vite persuadé que le dispositif exigeait trois caméras : une première, toujours sur le prof ; une seconde, sur l'élève qui devait porter la scène que nous tournions ; et une troisième pour s'autoriser des digressions : une chaise en équilibre sur un pied, une fille qui coupe les cheveux de sa copine, un élève qui rêve puis se raccroche tout d'un coup au cours - les détails du quotidien d'une classe que nous n'aurions jamais pu reconstituer. Mais elle devait aussi pouvoir anticiper les prises de parole, les micro-événements susceptibles de faire basculer une scène. La salle de classe où nous avons tourné était carrée, nous l'avons transformée en salle rectangulaire, en ménageant un couloir technique de deux ou trois mètres. Les trois caméras étaient donc du même côté, avec une orientation toujours identique : le prof à gauche, les élèves à droite : on est donc très rarement dans l'axe des regards. L'idée était de filmer les cours comme des matches de tennis - ce qui exigeait de mettre le prof et les élèves à égalité. J'étais face à mes trois moniteurs, et je soufflais aux cameramen d'aller voir ici où là parce qu'il me semblait qu'il allait s'y passer quelque chose. Avec François [Bégaudeau], nous avons petit à petit appris à différer légèrement le moment où quelqu'un allait prendre la parole de manière intempestive, le temps que la caméra soit prête. »
L’utilisation du numérique est ici pour Laurent Cantet un moyen de se rapprocher le plus possible de son sujet, et un moyen de filmer plus longtemps sans coupure. La texture des images numériques fait penser aux images de reportage en direct de la télévision. Le spectateur reçoit alors des images de façon plus directe et plus frontale qu’avec les images tournée en argentique dont le grain et la texture induisent une distance. Par la nature même de la caméra choisie, la fiction se rapproche du documentaire. Un des premiers cinéastes à avoir fait ce choix de la caméra numérique au cinéma dans cette perspective artistique est le danois Thomas Vinterberg en 1998 avec Festen.
En outre le choix des caméras multiples qui tournent simultanément rappelle aussi le dispositif télévisuel, que Jean Renoir avait également choisi dès 1959 pour les tournages du Testament du docteur Cordelier, et pour le Déjeuner sur l’herbe.

Pierre Milon, le directeur de la photographie raconte qu’il a effectué des essais avant le tournage. D’abord il a testé des petites et légères caméras HVX 200 Panasonic. Mais il s’est rendu compte que le rendu était inférieur à celui des grosses caméras Varicam de Panasonic. Ces dernières sont supérieures dans la précision du point, dans la qualité des flous. En outre elles offrent un excellent rendu des visages des élèves, aux carnations toutes très différentes. Et après le retour 35 mm, les tons de peau étaient vraiment agréables.
Les caméras Varicam de Panasonic sont souvent utilisées quand le réalisateur fait le choix de la HD. Elles sont en effet conçues pour imiter la qualité cinéma, et cela grâce au fait que l’on peut varier la vitesse (les images par secondes). Leur coût d’utilisation étant faible, les Varicam sont très populaires parmi les cinéastes indépendants. Elles sont aussi largement utilisées dans la production télévisuelle.
Le film a donc été tourné avec les Varicam, et entièrement à l’épaule, ce qui a été très physique pour les cadreurs, vu le poids de la Varicam avec le zoom. Pierre Milon raconte : « Pour faciliter les choses, j’ai fait fabriquer des petites chaises à roulettes (avec des roulettes de " roller skate ") ce qui nous permettait de naviguer très vite dans la salle de classe. On pouvait changer d’axe tout en restant perpétuellement à la hauteur des élèves. Le film a fait souvent appel au gros plan, en longue focale (…). Chaque cadreur s’occupait donc lui-même de la mise au point, et allait chercher au zoom telle ou telle réaction, telle ou telle expression… » Le dispositif des petites chaises à roulettes a pour effet de donner au spectateur l’impression du documentaire, c’est-à-dire d’assister à quelque chose d’enregistré sur le vif. Il lui semble être un observateur dans la classe, assis parmi les élèves. Et effectivement les cadreurs, mêmes mobiles, sont assis parmi les élèves. De plus la HD numérique donne davantage de profondeur de champ. Une caméra pellicule, surtout en longue focale, aurait impliqué une profondeur de champ plus faible. La HD hiérarchise moins les éléments dans l’image, elle n’isole pas. Dans Entre les murs, on voit aussi bien le personnage qui parle au centre de l’image, que l’élève assis au tout premier plan, que l’élève du dernier rang, et que même le mur du fond.


Tout un mur de la classe étant occupé par des fenêtres, il a fallu équiper celles-ci de filtrages qui étaient changés selon la météo. Ainsi les surexpositions ont été évitées. De plus le plafond la salle de classe a été tapissé de tubes fluorescents, ce qui a permis de varier très vite l’intensité et de s’adapter aux conditions de lumière.

L’étalonnage des couleurs a été relativement long (trois semaines), vu le caractère naturaliste du tournage, quasiment en lieu unique. Mais il faut admettre qu’avec le numérique, les possibilités de correction sont tellement énormes qu’on peut être tenté de pousser très loin le contrôle de l’image. « Le problème, poursuit Pierre Milon, c’est qu’on s’arrête parfois plusieurs heures sur une image, en étant tenté par telle ou telle nuance sur des teintes de chair, sans s’apercevoir que c’est une option qui ne tiendra pas sur l’ensemble de la séquence. Cette méthode est très différente de ce qu’on faisait en étalonnage classique, avec des bobines dans leur continuité, sans s’arrêter sur chaque plan. »
Le retour 35 mm, c'est-à-dire le transfert des images vidéo sur pellicule 35 mm pour une exploitation en salle traditionnelle, a donné une énorme satisfaction à l’équipe technique, aussi bien pour les copies films que les copies numériques.
L’ensemble de ces choix techniques (choix d’une caméra numérique, dispositif à trois caméras placées au niveau des élèves) a pour conséquence majeure une impression de réalité appuyée. Et dès sa sortie, en effet, ELM a soulevé la question du réalisme. Pourtant le film s’affiche explicitement comme une fiction, une histoire individuelle, représentative d’une certaine réalité certes, mais une histoire inventée.

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