vendredi 10 avril 2009

Réel et réalité

Notre problématique nous engage également à examiner les questions du réel et de la réalité. Résoudre ces deux questions dans le présent travail est impossible. Tout du moins allons-nous ici tenter de débroussailler ce que recouvrent ces deux notions, afin de donner non pas des réponses exhaustives, mais des débuts de pistes de réflexions.
Consultons une fois encore pour commencer le dictionnaire théorique et critique . Il nous dit qu’on désigne par réel « ce qui existe par soi-même », et que la réalité correspond à « l’expérience vécue que fait le sujet du réel ». Il apparaît d’emblée que le réel est objectif, et que la réalité est subjective, puisqu’elle dépend d’un sujet. Ensuite le réel semble difficile à percevoir dans sa totalité et son déroulement. D’une part il ne cesse de changer avec le défilement du temps. Le réel saisi – si tant est qu’on peut parvenir à le saisir- par une caméra au moment de la prise de vue n’aura plus rien à voir avec ce qu’il sera devenu au moment de la projection. Le premier problème posé par l’appréhension du réel est donc le temps. D’autre part le réel semble immense, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Où commence-t-il ? Où se termine-t-il ? Qu’en percevons nous ? Que peut en percevoir une caméra ? Il y a bien des chances que la perception en soit partielle. D’ailleurs le cinéma coupe par essence : le cadrage est une coupure spatiale et le montage représente des coupures temporelles. Vouloir reproduire le réel semble impossible, car il semble impossible à saisir, toujours passé, et jamais fini. Vouloir l’appréhender est tout aussi illusoire que saisir le tout d’un flux ininterrompu.
A partir du moment où on tente de le reproduire, d’en rendre compte, il me semble plus judicieux de parler de réalité, en raison de la subjectivité de celui qui fait cette tentative. Qu’est-ce que la réalité ? Voilà une nouvelle question philosophique, à laquelle on peut apporter les mêmes interrogations que précédemment sur le réel.
Comment le langage audiovisuel transpose-t-il la réalité ? Qu’est-ce que la représentation de la réalité ? Comment l’espace de l’écran devient-il vraisemblable ? Comment parvient-il à créer chez le spectateur cette illusion vraie ? Voici des questions plus cinéphiliques que philosophiques, auxquelles François Niney apporte ce début d’explication : « Si la réalité nous préexiste, nous détermine et nous résiste, notre présence et nos liens la transfigurent, la restituent transformées à nos contemporains et héritiers. Et le scandale du cinéma, sa fascinante portée, c’est peut-être de savoir rendre visible cette expérience : nos manières de (re)faire le monde et de le partager. »
Le cinéma n’est pas un moyen de reproduire objectivement le réel, car celui-ci nous résiste. Par contre il a le pouvoir d’exprimer cette résistance. C’est ce que Niney nomme « épreuve du réel ».
De plus la prise de vue d’un objet réel par la caméra est toujours partielle : l’angle choisi, le cadrage, la longueur du plan, le mouvement de l’objet, celui de la caméra,… sont des sélections dans le réel par le cinéaste, qui exprime ainsi sa subjectivité, son point de vue, et donc sa propre réalité. Ensuite il faut tenir compte du montage qui peut faire dire ce qu’il veut aux prises de vue. Le montage peut être mensonge. « Le paradoxe du montage, écrit François Niney, c’est qu’il peut produire du faux en faisant dire ce qu’il veut aux images racolées (cas général de la propagande), mais il n’en est pas moins l’opération par laquelle s’élabore le sens du film et le cinéma se fait art. » Par le montage également le cinéma crée sa propre réalité. Enfin le film est reçu par le spectateur dans les conditions de la salle de projection que nous avons évoquées ci-dessus, et en quelque sorte il se recrée à ce moment-là. Le spectateur aussi contribue à créer sa réalité du film. Et Johan van der Keuken, photographe et cinéaste, fait bien la différence entre le rapport au temps de la photographie et celui du cinéma. Dans Les vacances du cinéaste (Vakantie van de filmer, 1974), il énonce en voix off : « La photo est un souvenir ; je me rappelle de ce que je vois maintenant. Mais le film ne se rappelle de rien ; le film se passe toujours maintenant. »
Le cinéma cherche à montrer ce qui n’est pas visible, à dire ce qui est indicible. « Regarder quelque chose qui ne s’y trouve pas : un homme sur une surface, et la lumière qui l’éclaire ; une route ; l’écoulement du temps, le partage des vivres : c’est un peu ce dont parle le cinéma ». Voilà ce qu’écrit Johan van der Keuken en 1979.

La reproduction filmique, même voulue comme la plus fidèle d’une réalité, demeure une transposition. « Dès qu’un homme est filmé, affirme Johan van der Keuken, il cesse d’être un homme pour devenir un morceau de fiction, de matériau filmé. Et pourtant, il continue d’exister. Cette double vérité est lourde de tension. Trouver une forme pour cette tension signifie : créer un monde imaginaire et y décrire le combat humain. » « Je n’envisage pas la réalité comme quelque chose qui puisse être fixée sur la pellicule, poursuit dans un autre texte le même cinéaste, mais plutôt comme un champ (en termes énergétiques) (…). L’image filmée telle que j’essaie de la faire résulte plutôt d’une collision entre le champ du réel et l’énergie que je mets à l’explorer. C’est actif, agressif. »

Le cinéma ne représente pas la réalité, mais crée sa propre réalité. Il tire du réel des réalités. Et pour les communiquer, il invente un langage (cadrage, découpage, montage) issu d’une réflexion sur la difficulté de communiquer la réalité. C’est en cela que le cinéma se distingue du reportage télévisuel, de l’actualité télévisée, de la télévision qui, elle, fait croire que l’image prise sur le vif est forcément vérité objective. Ce sont ces interrogations sur la vision, et sur ce qui lui échappe qui font la différence entre cinéma et télévision. Précisons que sont films de cinéma, tous les films qui témoignent de cette réflexion sur la réalité, qu’ils soient fictions ou documentaires.

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