lundi 4 mai 2009

Le traitement de l’image

Si Laurent Cantet est un réalisateur qui s’intéresse à la réalité de la société dans laquelle il vit, son choix est depuis son premier film de fabriquer des fictions. Et même si ces fictions sont ancrées dans une matière documentaire fouillée, elles s’affichent avant tout comme des histoires de cinéma inventées. C’est sans doute que le cinéaste est conscient de la capacité qu’a la caméra de transformer d’emblée les objets qu’elle filme.

Comme l’affirmait André Bazin, tout sujet une fois à l’écran prend une dimension esthétique. Même ce qui se veut être une prise directe devient esthétique. Il y a quelque chose dans l’appareil lui-même qui transforme. En 1947, il écrit à propos d’un festival de films scientifiques : « Lorsque Muybridge ou Marey réalisaient les premiers films d’investigation scientifiques, ils n’inventaient pas seulement la technique du cinéma, il créaient du même coup le plus pur de son esthétique. Car c’est la le miracle du film scientifique, son inépuisable paradoxe. C’est à l’extrême pointe de la recherche intéressée, utilitaire, dans la proscription la plus absolue des intentions esthétiques comme telles, que la beauté cinématographique se développe par surcroît comme une grâce surnaturelle. Quel ciné d’ « imagination » eût pu concevoir et réaliser la fabuleuse descente aux enfers de la bronchoscopie des tumeurs des bronches, où toutes les lois de la « dramatisation » de la couleur sont naturellement impliquées dans les sinistres reliefs bleuâtres dégagés par un cancer visiblement mortel. Quels trucages optiques eussent été capables de faire naître le ballet féerique de ces animalcules d’eau douce s’ordonnant par miracle sous l’oculaire comme dans un kaléidoscope ? Quel chorégraphe de génie, quel peintre en délire, quel poète pouvaient imaginer ces ordonnances, ces formes et ces images ? La caméra seule possédait le sésame de cet univers où la beauté s’identifie tout à la fois à la nature et au hasard : c'est-à-dire à tout ce qu’une certaine esthétique traditionnelle considère comme tout le contraire de l’art. (…) Qui n’a pas vu cela ignore jusqu’où peut aller le cinéma. »[1]

Bien sûr Entre Les Murs n’est ni un film scientifique, ni même un documentaire. Mais Cantet, dans sa façon de faire, semble avoir tiré les leçons de la remarque de Bazin. Il fait confiance à la caméra pour laisser surgir la beauté au hasard des scènes. Sa caméra- ou plutôt ses trois caméras- sont mobiles au milieu d’un décor naturel et tournent dans la durée pour ausculter le microcosme qui y est à l’œuvre. Il en résulte des images qui paraissent prises sur le vif, mais dont surgit aussi une esthétique qui tient aux couleurs (le vert du tableau et des murs), à la disposition (qui rappelle la représentation théâtrale), et aux mouvements des corps (qui s’agitent énormément dans leur relative immobilité).

Les cadrages presque toujours à l’épaule ne sont visiblement pas étudiés à l’avance, soignés avec précision. Ils cherchent à capter des mots, des paroles, des expressions, des pensées sur les visages des protagonistes qui sont filmés longuement, presque scientifiquement. Cantet sait jusqu’où peut aller le cinéma.

Mais dans le même temps, le cinéma de Cantet semble avoir conscience que la caméra, plus que tout autre appareil a la faculté de nous parler du monde. C’est l’idée très féconde de Siegfried Kracauer dans Theory of film, selon laquelle la caméra permet d’enregistrer ce qui existe dans la réalité, mais aussi révéler ce qui n’est pas accessible à l’œil humain.

Tout d’abord la caméra de Cantet permet de nous faire accéder à un certain univers actuel, celui du collège d’un quartier parisien habité par des personnes de niveaux sociaux inégaux et d’origines très différentes. Cet univers existe dans la réalité, mais n’est accessible qu’aux habitants de ce quartier, ou de quartiers similaires d’autres grandes villes de France. Ensuite, par sa place au cœur d’une classe, et par ses cadrages, la plupart du temps très serrés sur les personnages, la caméra de Cantet, par les petits gestes et les regards qu’elle capte, recueille des attitudes de concentration, d’écoute, mais aussi de d’incompréhension ou de rêverie, voire de provocation. Elle recueille aussi des sentiments : la fierté, la perplexité, l’agacement, la honte, la gêne … Et l’ensemble de ces attitudes ou sentiments rendus accessibles aux spectateurs par la caméra, n’est dans la réalité accessible pour personne, de sorte que la réalité de la classe fictive de Cantet est une réalité plus accessible que celle d’une classe réelle. Enfin, toujours par sa place et ses cadrages, la caméra de Cantet donne la tonalité au film : il s’agit de faire état d’une situation dans laquelle les personnages sont pris sans aucun jugement de valeur par le cinéaste. Ni complètement positifs, ni complètement négatifs, les personnages sont envisagés dans leur complexité, avec leurs contradictions. Ainsi François, le professeur de français, est bien sûr un homme courageux, qui cherche à communiquer au mieux avec ses élèves, leur laissant énormément la parole, pour les entraîner sur les chemins de la connaissance, mais c’est aussi l’homme incapable d’accepter les conséquences de sa pédagogie parfois démagogique. Ainsi il permet que les élèves enfreignent dans sa classe certaines règles de l’établissement (utiliser leur portable), mais refuse le tutoiement. Il est montré dans ses efforts et dans sa réussite pédagogique, mais aussi dans ses dérapages verbaux, lorsqu’il utilise le mot « pétasses » pour s’adresser aux deux déléguées par exemple. De la même façon Souleymane, le caïd et le cancre, est capable de produire un bel effort pour son autoportrait.

Tel un Robert Flaherty qui impressionna 70 000 mètres de pellicule pendant son séjour d’un an et demi sur l’île d’Aran, Laurent Cantet a laissé tourner trois caméras simultanément dans le collège d’Entre les murs, hissant le nombre d’heures de rush à cent cinquante. Tout deux ont en effet l’idée que la caméra fonctionne comme un capteur, révélateur d’un mystère qu’elle peut voir mieux que l’œil humain. Il faut lui laisser le plus de chance de capter le détail qui fera révélation, le détail apte à raconter davantage. En cela ils rejoignent la conception du « ciné-œil » de Dziga Vertov qui pensait que l’objectif voit mieux que l’œil humain, et qu’il analyse beaucoup mieux la réalité.



[1] BAZIN André, L’Ecran Français, 21 octobre 1947, repris dans Qu’est-ce que le cinéma ? , tome I, sous le titre « à propose de Jean Painlevé », Editions du Cerf, 1976 et repris dans Le Cinéma Français de la Libération à La Nouvelle Vague, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, sous le titre « Beauté du hasard Le film scientifique », 1983.

Si Laurent Cantet est un réalisateur qui s’intéresse à la réalité de la société dans laquelle il vit, son choix est depuis son premier film de fabriquer des fictions. Et même si ces fictions sont ancrées dans une matière documentaire fouillée, elles s’affichent avant tout comme des histoires de cinéma inventées. C’est sans doute que le cinéaste est conscient de la capacité qu’a la caméra de transformer d’emblée les objets qu’elle filme.

Comme l’affirmait André Bazin, tout sujet une fois à l’écran prend une dimension esthétique. Même ce qui se veut être une prise directe devient esthétique. Il y a quelque chose dans l’appareil lui-même qui transforme. En 1947, il écrit à propos d’un festival de films scientifiques : « Lorsque Muybridge ou Marey réalisaient les premiers films d’investigation scientifiques, ils n’inventaient pas seulement la technique du cinéma, il créaient du même coup le plus pur de son esthétique. Car c’est la le miracle du film scientifique, son inépuisable paradoxe. C’est à l’extrême pointe de la recherche intéressée, utilitaire, dans la proscription la plus absolue des intentions esthétiques comme telles, que la beauté cinématographique se développe par surcroît comme une grâce surnaturelle. Quel ciné d’ « imagination » eût pu concevoir et réaliser la fabuleuse descente aux enfers de la bronchoscopie des tumeurs des bronches, où toutes les lois de la « dramatisation » de la couleur sont naturellement impliquées dans les sinistres reliefs bleuâtres dégagés par un cancer visiblement mortel. Quels trucages optiques eussent été capables de faire naître le ballet féerique de ces animalcules d’eau douce s’ordonnant par miracle sous l’oculaire comme dans un kaléidoscope ? Quel chorégraphe de génie, quel peintre en délire, quel poète pouvaient imaginer ces ordonnances, ces formes et ces images ? La caméra seule possédait le sésame de cet univers où la beauté s’identifie tout à la fois à la nature et au hasard : c'est-à-dire à tout ce qu’une certaine esthétique traditionnelle considère comme tout le contraire de l’art. (…) Qui n’a pas vu cela ignore jusqu’où peut aller le cinéma. »[1]

Bien sûr Entre Les Murs n’est ni un film scientifique, ni même un documentaire. Mais Cantet, dans sa façon de faire, semble avoir tiré les leçons de la remarque de Bazin. Il fait confiance à la caméra pour laisser surgir la beauté au hasard des scènes. Sa caméra- ou plutôt ses trois caméras- sont mobiles au milieu d’un décor naturel et tournent dans la durée pour ausculter le microcosme qui y est à l’œuvre. Il en résulte des images qui paraissent prises sur le vif, mais dont surgit aussi une esthétique qui tient aux couleurs (le vert du tableau et des murs), à la disposition (qui rappelle la représentation théâtrale), et aux mouvements des corps (qui s’agitent énormément dans leur relative immobilité).

Les cadrages presque toujours à l’épaule ne sont visiblement pas étudiés à l’avance, soignés avec précision. Ils cherchent à capter des mots, des paroles, des expressions, des pensées sur les visages des protagonistes qui sont filmés longuement, presque scientifiquement. Cantet sait jusqu’où peut aller le cinéma.

Mais dans le même temps, le cinéma de Cantet semble avoir conscience que la caméra, plus que tout autre appareil a la faculté de nous parler du monde. C’est l’idée très féconde de Siegfried Kracauer dans Theory of film, selon laquelle la caméra permet d’enregistrer ce qui existe dans la réalité, mais aussi révéler ce qui n’est pas accessible à l’œil humain.

Tout d’abord la caméra de Cantet permet de nous faire accéder à un certain univers actuel, celui du collège d’un quartier parisien habité par des personnes de niveaux sociaux inégaux et d’origines très différentes. Cet univers existe dans la réalité, mais n’est accessible qu’aux habitants de ce quartier, ou de quartiers similaires d’autres grandes villes de France. Ensuite, par sa place au cœur d’une classe, et par ses cadrages, la plupart du temps très serrés sur les personnages, la caméra de Cantet, par les petits gestes et les regards qu’elle capte, recueille des attitudes de concentration, d’écoute, mais aussi de d’incompréhension ou de rêverie, voire de provocation. Elle recueille aussi des sentiments : la fierté, la perplexité, l’agacement, la honte, la gêne … Et l’ensemble de ces attitudes ou sentiments rendus accessibles aux spectateurs par la caméra, n’est dans la réalité accessible pour personne, de sorte que la réalité de la classe fictive de Cantet est une réalité plus accessible que celle d’une classe réelle. Enfin, toujours par sa place et ses cadrages, la caméra de Cantet donne la tonalité au film : il s’agit de faire état d’une situation dans laquelle les personnages sont pris sans aucun jugement de valeur par le cinéaste. Ni complètement positifs, ni complètement négatifs, les personnages sont envisagés dans leur complexité, avec leurs contradictions. Ainsi François, le professeur de français, est bien sûr un homme courageux, qui cherche à communiquer au mieux avec ses élèves, leur laissant énormément la parole, pour les entraîner sur les chemins de la connaissance, mais c’est aussi l’homme incapable d’accepter les conséquences de sa pédagogie parfois démagogique. Ainsi il permet que les élèves enfreignent dans sa classe certaines règles de l’établissement (utiliser leur portable), mais refuse le tutoiement. Il est montré dans ses efforts et dans sa réussite pédagogique, mais aussi dans ses dérapages verbaux, lorsqu’il utilise le mot « pétasses » pour s’adresser aux deux déléguées par exemple. De la même façon Souleymane, le caïd et le cancre, est capable de produire un bel effort pour son autoportrait.

Tel un Robert Flaherty qui impressionna 70 000 mètres de pellicule pendant son séjour d’un an et demi sur l’île d’Aran, Laurent Cantet a laissé tourner trois caméras simultanément dans le collège d’Entre les murs, hissant le nombre d’heures de rush à cent cinquante. Tout deux ont en effet l’idée que la caméra fonctionne comme un capteur, révélateur d’un mystère qu’elle peut voir mieux que l’œil humain. Il faut lui laisser le plus de chance de capter le détail qui fera révélation, le détail apte à raconter davantage. En cela ils rejoignent la conception du « ciné-œil » de Dziga Vertov qui pensait que l’objectif voit mieux que l’œil humain, et qu’il analyse beaucoup mieux la réalité.



[1] BAZIN André, L’Ecran Français, 21 octobre 1947, repris dans Qu’est-ce que le cinéma ? , tome I, sous le titre « à propose de Jean Painlevé », Editions du Cerf, 1976 et repris dans Le Cinéma Français de la Libération à La Nouvelle Vague, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, sous le titre « Beauté du hasard Le film scientifique », 1983.

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